« La diversité des langues enrichit la pensée »
Selon la philosophe Barbara Cassin, à l’origine de l’ouvrage, chaque langue porte en effet une vision singulière du monde.
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« La diversité des langues enrichit la pensée »
Selon le mythe, la destruction de la tour de Babel aurait entraîné la confusion des langues. Loin d'être une malédiction, la multiplicité des langues est une chance pour la philosophe Barbara Cassin.
Est-il possible – et souhaitable – d’imposer une langue unique aux sciences humaines, comme l’anglais s’est imposé aux sciences dures ? Non, répond le «Dictionnaire des intraduisibles», dont un colloque fête cette semaine les dix ans.
Selon la philosophe Barbara Cassin, à l’origine de l’ouvrage, chaque langue porte en effet une vision singulière du monde.
Le colloque international qui démarre aujourd’hui à Paris salue les dix ans de votre Vocabulaire européen des philosophies, plus connu comme Dictionnaire des intraduisibles. À quel besoin répondait cet ouvrage ?
Barbara Cassin1 : Quand j’ai lancé ce projet, à la fin des années 1990, on était aux débuts de l’Europe intellectuelle. À l’époque, et bien que la devise de l’Europe soit « L’unité dans la diversité », l’ensemble de nos langues européennes paraissaient menacées par la seule langue véhiculaire globale – le fameux « globish » (le « global english » parlé partout sur la planète). Pour avoir une chance d’obtenir des financements auprès de Bruxelles, les chercheurs en sciences sociales devaient (et doivent encore) présenter leurs dossiers de soumission dans cette novlangue ; même les organismes de recherche faisaient pression pour que nous publiions nos articles en anglais. Or la langue n’est pas seulement un moyen de communication, elle est porteuse d’une culture et d’une vision singulière du monde. Une langue n’est pas une façon différente de désigner les mêmes choses, c’est un point de vue différent sur ces choses. Prenez un mot tout simple, comme « bonjour » (bonne journée). Il ne dit pas exactement la même chose que le grec khaire (réjouis-toi, jouis), le latin vale (porte-toi bien), l’hébreu chalom ou l’arabe saalam (va en paix)… Appréhender cette diversité, c’est contribuer à préserver la richesse de la pensée.
Une langue n’est pas une façon différente de désigner les mêmes choses, c’est un point de vue différent sur ces choses.
D’aucuns prétendent qu’il y aurait des langues plus propices à la philosophie…
B. C. : C’est une idée fausse contre laquelle cet ouvrage se bat : en France - dans la France heideggérienne de mes maîtres -, on a pensé que le grec et l’allemand (qui serait encore plus grec que le grec !) étaient les seules langues possibles pour bien philosopher. S’il est vrai que c’est en Grèce, et donc en grec, qu’est née la philosophie, et que l’Allemagne a produit un bon nombre de très grands philosophes, je me méfie de ce qu’on appelle le « génie » des langues.
Le propos du dictionnaire n’est surtout pas de faire une hiérarchie entre les langues, mais de dire « voilà comment cela fonctionne dans cette langue, voilà comment cela fonctionne dans ce texte » et de construire des ponts entre ces différents univers.
Vous avez sous-titré votre ouvrage Dictionnaire des intraduisibles… Qu’est-ce qu’un intraduisible ?
B. C. : Un intraduisible, c’est un symptôme de la différence des langues. Il peut relever de la sémantique – mind, ce n’est pas tout à fait Geist, ni tout à fait « esprit » –, comme de la syntaxe et de la grammaire (le genre des noms, l’ordre des mots). Comme j’aime à le dire, c’est un mot qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire : un mot qu’on traduit tout le temps, mais mal, et qu’il faut retraduire. Le mot russe pravda, que les Français ont tendance à rendre par « vérité », veut d’abord dire « justice » en russe… À l’inverse, le mot « vérité » en français évoque la conformité et l’exactitude pour lesquelles le russe a un autre mot, istina. Au total, dans le dictionnaire, 1 500 mots employés couramment en philosophie, pris dans leurs réseaux terminologiques, ont ainsi été explorés dans leur polysémie et mis en correspondance de langue à langue. Il a fallu plus de quinze ans pour arriver à ce résultat, et la participation de 150 collègues philosophes et traducteurs, polyglottes évidemment.
Que s’est-il passé depuis la parution des Intraduisibles, il y a dix ans ?
B. C. : Énormément de choses ! Publié d’abord à quelque 1 500 exemplaires, le dictionnaire a été un vrai succès de librairie (pour ce type d’ouvrage, NDLR) et s’est vendu à près de 15 000 exemplaires. Nous appelons aujourd’hui de nos vœux une publication en poche, mais rien n’est encore fait… Surtout, Les Intraduisibles ont séduit au-delà de nos frontières et ont donné lieu à près de dix traductions différentes. Une version ukrainienne, une version américaine et une version arabe sont déjà publiées. D’autres sont en cours, en hébreu, en roumain, en portugais du Brésil, en espagnol au Mexique, en russe, en italien, en grec, et bientôt en chinois…2 Il faudrait d’ailleurs plutôt parler d’adaptations que de traductions stricto sensu. Les Intraduisibles en arabe se sont ainsi concentrés sur le vocabulaire politique, avec des mots comme « peuple », « loi », « État » ou « sécularisation ».
D’autres projets sont-ils en cours ?
B. C. : Au-delà du dictionnaire à proprement parler, d’autres projets ont été lancés dans le même esprit. Conduit par des directeurs du patrimoine et des linguistes, Les Intraduisibles du patrimoine en Afrique subsaharienne explore les manières de dire « patrimoine » et « musée », non seulement en français ou en anglais, mais aussi en peul et en bambara. Ce projet est parti du constat que les Africains ont très peu de sites classés à l’Unesco, et que le vocabulaire nécessaire pour déposer des dossiers y est peut-être pour quelque chose. Les Intraduisibles des trois monothéismes ambitionne, lui, de trouver les mots autour desquels chacun des trois livres sacrés s’enroule et les correspondances qui existent (ou pas) entre tous ces termes. Une véritable œuvre de salut public en la période que nous vivons.
Philologue et philosophe, Barbara Cassin est directrice de recherche émérite au Centre Léon-Robin (CNRS/Univ. Paris-Sorbonne/ENS).
Par Laure Cailloce
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21 DU BURN-OUT À LA JOIE DE L'EFFORT: CE QUE LA FATIGUE RÉVÈLE DE LA CONDITION HUMAINE
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18 SIMONE DE BEAUVOIR, LA FÉMINISTE
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17 JE NE VEUX PAS TRAVAILLER… UN REGARD PHILOSOPHIQUE SUR LE REPOS, L’INTÉGRALE
16 COMMENT RÉPARER LE MONDE ? par Corine Pelluchon, philosophe.
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15 LOGIQUE, ALI BENMAKHLOUF !
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14 BARBARA CASSIN: "POUR LES FEMMES, IL NE SUFFIT PLUS DE SÉDUIRE, MAIS JUSTE D'EXISTER, D'ÊTRE"
13 EN ATTENDANT LE JOUR OÙ NOUS POURRONS À NOUVEAU NOUS EMBRASSER par Jérôme Ruskin
12 "On pourrait construire notre liberté sans qu'elle passe par la consommation" par Razmig Keucheyan, docteur en sociologie et professeur de sociologie à l'université de Bordeaux.
11 "Ces philosophes que le monde nous envie" par Didier Raoult.
10 "Ce que la philosophie nous apprend de la pandémie de Coronavirus" par Xavier Pavie, Philosophe
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8 Claire Crignon « Coronavirus : quel peut être le rôle du philosophe en temps d’épidémie ? »
7 Michaël Fœssel « La nuit est propice aux expériences égalitaires »
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5 De la réalité du monde sensible : DE L’ESPACE par Jean-Jaurès, philosophe
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4 "Entretien sur la musique avec André Comte-Sponville", philosophe par Bertrand Saint-Etienne.
3 Edgar Morin "Cette crise devrait ouvrir nos esprits depuis longtemps confinés sur l'immédiat"
2 "Barbara Cassin, le pouvoir des mots"
1 "Pourquoi lire les philosophes arabes?"
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/pourquoi-lire-les-philosophes-arabes