En ligne: Au travail, "le bonheur est un sport d'équipe"
Les entreprises sont de plus en plus tenues pour responsables du bien-être de leurs salariés. Mais attention de ne pas tomber dans le "bonheurisme", prévient le philosophe Vincent Cespedes.
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Au travail, "le bonheur est un sport d'équipe"
Les entreprises sont de plus en plus tenues pour responsables du bien-être de leurs salariés. Mais attention de ne pas tomber dans le "bonheurisme", prévient le philosophe Vincent Cespedes.
Alors que le happy management s'efforce de vendre le bien-être en entreprise comme un produit parmi d'autres, Vincent Cespedes, philosophe, auteur d'essais sur l'enthousiasme et la motivation, nous rappelle que le bonheur ne se conjugue ni avec le verbe "être" ni avec le verbe "avoir".
Ce qui compte, c'est de "rendre": le partage et la solidarité sont selon lui les meilleurs remèdes au mal-être. Et ça tombe bien, ils sont au centre des attentes des collaborateurs et de besoins de l'entreprise de demain. Explications.
Management : Qu'est-ce que le bonheur pour vous ?
Vincent Cespedes : Ce n'est pas un objectif mais un point de départ. Des coachs en tous genres vous le vendent comme un but ultime et proposent des recettes qui vont avec : "Adoptez tel et tel comportement et vous l'aurez en récompense." Sauf que ça ne marche pas comme ça. Le bonheur est une énergie que vous portez d'emblée en vous. Les personnes heureuses ne le sont pas parce qu'elles auraient travaillé dur en ce sens, c'est l'inverse. Elles ont mis de la passion dans leur boulot ou dans leur vie parce qu'elles débordaient de joie, d'envie et de désir.
Stop à la dictature du bonheur au travail !
Le coup de génie d'une propagande capitaliste et consumériste est de nous faire oublier cela : de nous ôter le bonheur comme point de départ, pour nous en revendre un ersatz sous forme de produits miracles, de coaching ou encore de spiritualisme bon teint. Le vrai bonheur est ennemi du pouvoir et du système, il est subversif par essence. On chante quand c'est interdit, on brave les normes, on crée quelque chose de nouveau…
Mais si vous êtes malheureux, si vous avez perdu cet enthousiasme, n'y-a-t-il rien à faire ?
Nous devons d'abord accepter un constat cruel : une enfance heureuse prédispose au bonheur. Si vous avez grandi dans un cadre aimant, généreux et altruiste, vous aurez des facilités. C'est triste mais c'est établi. Il y a des limites aux discours, très à la mode, sur l'infinie plasticité humaine, le fait que l'on pourrait toujours changer, s'adapter et à n'importe quel âge de la vie… J'ai analysé les parcours de centaines de personnes pour mon livre sur l'ambition, je n'en ai quasiment jamais vu changer de style entre 30 et 60 ans. On trouvera toujours des exceptions, bien sûr, mais la personnalité est extrêmement stabilisée à ce moment-là.
L'injonction au bonheur, bonne idée ou vraie contrainte au travail ?
Est-ce qu'il n'y a rien à faire pour autant ? Si ! Simplement ça ne passe pas par des recettes toutes faites, des formations ou du coaching. Le bonheur se transmet par imprégnation, par des bains de joie. S'entourer de personnes heureuses donne la pêche. Elles ont cette capacité à déborder, à être dans la prodigalité et à nous "contaminer", dans le bon sens du terme. Elles donnent sans attendre en retour ; elles savent que ça leur reviendra un jour sous une autre forme.
Vous écrivez d'ailleurs que le bonheur n'est pas un état mais une dynamique.
Le bonheur est un sport d'équipe, mais on ne sait pas avec qui on joue. Ça peut être ma famille comme la population mondiale. Pour schématiser, disons qu'il ne se conjugue pas avec le verbe "avoir", mais ça tout le monde le sait maintenant : posséder ne résout rien, le bonheur ne s'achète pas. Il ne se conjugue pas non plus avec le verbe "être", et c'est peut-être moins évident aujourd'hui. Depuis les années 1970, tout un courant "bouddhisant" ou spiritualiste, friand de méditation, par exemple, rapporte le bonheur à un état interne qu'on pourrait cultiver seul.
Paradoxalement, ce point de vue reste très individualiste et compétitif, puisqu'il nous enjoint de "devenir meilleur" grâce à des méthodes toutes faites. Pour moi le bonheur se conjugue avec le verbe "rendre" : on "rend quelqu'un heureux", on lui transmet le bonheur qui nous a été donné. C'est toute la logique de ce que j'ai appelé "l'onde de charme" dans un précédent livre. Cette personne va peut-être vous donner du bonheur en retour ou bien imprégner quelqu'un d'autre, quitte à ce que cela fasse le tour de la planète.
Des entreprises et DRH vous sollicitent depuis une dizaine d'années. Comment ont-elles accueilli vos critiques ?
Plutôt bien, je pense, car cela mettait en lumière des problèmes devenus indéniables au fil au temps. Mes premières interventions ont beaucoup porté sur le "bonheurisme". J'ai créé ce néologisme pour dénoncer une injonction à afficher des signes extérieurs de joie, comme s'il suffisait de sourire pour être heureux. En toile de fond, on retrouve l'idée que les personnes heureuses l'ont mérité, puisqu'elles ont fait l'effort, qu'elles se sont donné les moyens de l'être. Cette vision comportementaliste est très anglo-saxonne. On souffre peut-être d'un management qui n'est pas assez français dans sa philosophie, qui manque d'une inspiration plus vitaliste et énergétique dans sa vision des choses.
Par ailleurs, cette injonction "bonheuriste" tend à voiler toute forme de souffrance. Elle nous empêche de détecter ce qui ne va pas, jusqu'aux cas de harcèlement, de burn-out ou de suicide au travail… Ça n'est plus tenable, je pense que tout le monde s'en rend compte aujourd'hui. Nous avons besoin de pouvoir exprimer nos problèmes et même d'assumer nos valeurs sombres. L'égoïsme, la peur ou encore la colère ne vont pas disparaître parce que vous souriez.
Vous préconisez aujourd'hui un «management complice» : en quoi consiste-t-il ?
Cette idée vient beaucoup de mon expérience de professeur au lycée. L'échec de mes élèves était mon échec, leur réussite aussi. Nous étions inter-dépendants. J'étais certes dans un rôle de tuteur, mais nous grandissions ensemble et apprenions les uns des autres. Cette complicité est une source de bonheur et a toute sa place dans le monde du travail. Elle permet de sortir de la verticalité, des clivages générationnels et culturels. J'ai décliné cette idée en cinq points pour les managers, trois à éviter et deux à cultiver. Il faut fuir l'épuisement, psychique et physique, savoir dire à un collègue ou un employé : "Tu en fais trop, prend un peu de repos". Il faut éviter d'être dans la logique froide, laisser les personnes expérimenter sans savoir si ce sera efficace, les encourager quand elles font quelque chose qui a du sens pour elles.
Test : quel(le) collègue êtes-vous ?
Enfin il faut arrêter avec les "surdéfis", les objectifs inatteignables supposés nous motiver et qui sont décourageants en réalité. Du côté des points à cultiver, il est impératif d'être bienfaisant, verbalement et non verbalement. Il y a une dimension performative dans le bonheur : faire comprendre à quelqu'un qu'il nous rend heureux le rend heureux, c'est un cercle vertueux. Le deuxième point suscite souvent le débat, mais j'en fais le pari : l'amitié sera au cœur du management du XXIe siècle. Au travail, nos victoires et nos échecs sont communs, on vit des moments intenses, des peines et des joies… Ça crée des liens ! On ne peut plus réfléchir au bonheur en entreprise sans tenir compte de ces formes d'amitié.
Le management n'a-t-il pas ses limites s'agissant de sujets aussi intimes ?
Le bonheur n'a pas de frontières. Il ne s'arrête pas aux portes de votre vie privée ou de votre travail. La porosité devient la norme, les entreprises sont de plus en plus vues comme responsables du bonheur de leurs employés. Un manager ne peut plus s'enfermer dans un rationalisme froid. Il doit bien tenir compte du fait que la personne en face de lui a un vécu, un passé, des envies… Et l'entreprise devient un élément parmi d'autres dans cette configuration. Paradoxalement, cet éclatement des frontières introduit du mystère et de l'ambivalence. Il faudra de plus en plus "manager dans le flou", miser sur les relations humaines pour faire face à l'inconnu, se faire confiance, compter les uns sur les autres.
La circulation de la connaissance et des états émotionnels suivent des schémas similaires : plus vous vous entourez de personnes qui vous instruisent et vous réjouissent, plus vous êtes heureux. D'où l'importance d'avoir des profils diversifiés, complémentaires et solidaires. C'est un enjeu majeur pour le recrutement dans les années à venir.
Pour aller plus loin, des vidéos avec Vincent Cespedes :
Comment devenir heureux quand on ne l'est pas ?
L'individualisme et la compétition sont-ils des obstacles au bonheur ?
Qu'est-ce que le "bonheurisme" que vous dénoncez ?
Qu'appelez-vous le "management complice" ?
Le bonheur en trois points
- Il se transmet par imprégnation. Un collaborateur malheureux dans son travail ? Mettez le dans une équipe de personnes heureuses.
- C’est un cercle vertueux. Rendre quelqu’un heureux nous rend heureux. Ouvrez-vous à vos collaborateurs et dites leur quand ils vous font plaisir.
- Le sourire ne fait pas le bonheur. Les colères et les mécontentements doivent pouvoir s’exprimer au travail. En cas de débordement, investissez dans la médiation.
Vincent Cespedes, philosophe et essayiste
Vincent Cespedes est un philosophe français, né le 14 septembre 1973 à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Professeur de lycée entre 1997 et 2002, il a publié de nombreux ouvrages aux frontières de l’intime et du politique, notamment : Mélangeons-nous. Enquête sur l'alchimie humaine (Maren Sell, 2006), Magique étude du bonheur (Larousse, 2010) ou encore L'Ambition ou l'épopée de soi (Flammarion, 2013). Il poursuit aujourd’hui une carrière d’essayiste, en parallèle de ses activités de conférencier et de consultant. Il est par ailleurs compositeur de musique et passionné d’arts martiaux.
Fabien TRÉCOURT, Capital
Toute notre programmation "La parole au philosophe !"
36 LA PAROLE À… JOSEP RAMONEDA : « UNE IDÉE PHILOSOPHIQUE DE LA VILLE
35 AVICENNE, UN PHILOSOPHE INFLUENT EN ORIENT ET EN OCCIDENT
34 AVERROÈS, L’HOMME DE TOUS LES SAVOIRS
https://www.if-algerie.com/alger/le-culturel-en-ligne/averroes-l2019homme-de-tous-les-savoirs
33 MARCHER AIDE À PENSER par Anne Laure Gannac
https://www.if-algerie.com/alger/le-culturel-en-ligne/marcher-aide-a-penser
32 JEAN-BAPTISTE BRENET: «LA PENSÉE S’ÉCRIT AUSSI EN ARABE
31 ADÈLE VAN REETH : «J’AIME L’INCERTITUDE EN PHILOSOPHIE
http://iphilo.fr/2018/11/25/adele-van-reeth-jaime-lincertitude-en-philosophie-hocine-rahli/
30 LES VIES DE MOHAMMED ARKOUN
https://www.imarabe.org/fr/rencontres-debats/les-vies-de-mohammed-arkoun-0
29 COMMENT LA PHILO NOUS AIDE À MIEUX VIVRE
https://www.if-algerie.com/alger/le-culturel-en-ligne/comment-la-philo-nous-aide-a-mieux-vivre
28 PHILOSOPHER AVEC LES ENFANTS
https://www.if-algerie.com/alger/le-culturel-en-ligne/philosopher-avec-les-enfants
27 QUELLE EST L’INFLUENCE DE L’ARABE SUR LA LANGUE FRANÇAISE ?
26 LA PHILOSOPHIE EST UNE HISTOIRE DE REGARD
https://www.if-algerie.com/alger/le-culturel-en-ligne/la-philosophie-est-une-histoire-de-regard
25 LA DIVERSITÉ DES LANGUES ENRICHIT LA PENSÉE
https://www.if-algerie.com/alger/le-culturel-en-ligne/la-diversite-des-langues-enrichit-la-pensee
24 LE BONHEUR, UN IDÉAL QUI REND MALHEUREUX ?
https://www.if-algerie.com/alger/le-culturel-en-ligne/le-bonheur-un-ideal-qui-rend-malheureux
23 RIONS UN PEU, PHILOSOPHONS !
https://www.if-algerie.com/alger/le-culturel-en-ligne/rions-un-peu-philosophons
22 SOMMES-NOUS TOUS NATURELLEMENT BONS ?
https://www.if-algerie.com/alger/le-culturel-en-ligne/sommes-nous-tous-naturellement-bons
21 DU BURN-OUT À LA JOIE DE L'EFFORT: CE QUE LA FATIGUE RÉVÈLE DE LA CONDITION HUMAINE
https://www.if-algerie.com/alger/le-culturel-en-ligne/du-burn-out-a-la-joie-de-leffort-ce-que-la-fatigue-revele-de-la-condition-humaine
20 RIONS UN PEU, PHILOSOPHONS !
https://www.if-algerie.com/alger/le-culturel-en-ligne/rions-un-peu-philosophons
19 QU’EST-CE QUE REGARDER ?
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/qu2019est-ce-que-regarder
18 SIMONE DE BEAUVOIR, LA FÉMINISTE
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/simone-de-beauvoir-la-feministe
17 JE NE VEUX PAS TRAVAILLER… UN REGARD PHILOSOPHIQUE SUR LE REPOS, L’INTÉGRALE
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/je-ne-veux-pas-travailler...-un-regard-philosophique-sur-le-repos-l2019integrale
16 COMMENT RÉPARER LE MONDE ? par Corine Pelluchon, philosophe.
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/comment-reparer-le-monde
15 LOGIQUE, ALI BENMAKHLOUF !
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/logique-ali-benmakhlouf
14 "BARBARA CASSIN: "POUR LES FEMMES, IL NE SUFFIT PLUS DE SÉDUIRE, MAIS JUSTE D'EXISTER, D'ÊTRE"
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/barbara-cassin-pour-les-femmes-il-ne-suffit-plus-de-seduire-mais-juste-dexister-detre
13 EN ATTENDANT LE JOUR OÙ NOUS POURRONS À NOUVEAU NOUS EMBRASSER par Jérôme Ruskin
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/en-attendant-le-jour-ou-nous-pourrons-a-nouveau-nous-embrasser-1
12 "On pourrait construire notre liberté sans qu'elle passe par la consommation" par Razmig Keucheyan, docteur en sociologie et professeur de sociologie à l'université de Bordeaux.
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/on-pourrait-construire-notre-liberte-sans-quelle-passe-par-la-consommation
11 "Ces philosophes que le monde nous envie" par Didier Raoult.
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/ces-philosophes-que-le-monde-nous-envie-par-le-professeur-didier-raoult
10 "Ce que la philosophie nous apprend de la pandémie de Coronavirus" par Xavier Pavie, Philosophe
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/ce-que-la-philosophie-nous-apprend-de-la-pandemie-de-coronavirus-par-xavier-pavie-philosophe
9 Julia de Funès : "On se concentrera sur les gens qu’on aime"
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/julia-de-funes-on-se-concentrera-sur-les-gens-qu2019on-aime
8 Claire Crignon « Coronavirus : quel peut être le rôle du philosophe en temps d’épidémie ? »
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/coronavirus-quel-peut-etre-le-role-du-philosophe-en-temps-d2019epidemie
7 Michaël Fœssel « La nuit est propice aux expériences égalitaires »
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/michael-foessel-la-nuit-est-propice-aux-experiences-egalitaires
6 Le balcon ... avec Thierry Paquot, philosophe-urbaniste
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/le-balcon...-avec-thierry-paquot-philosophe-urbaniste
5 De la réalité du monde sensible : DE L’ESPACE par Jean-Jaurès, philosophe
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/jean-jaures
4 "Entretien sur la musique avec André Comte-Sponville", philosophe par Bertrand Saint-Etienne.
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/la-parole-au-philosophe-entretien-sur-la-musique-avec-andre-comte-sponville
3 "Edgar Morin "Cette crise devrait ouvrir nos esprits depuis longtemps confinés sur l'immédiat"
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/la-parole-au-philosophe-edgar-morin-cette-crise-devrait-ouvrir-nos-esprits-depuis-longtemps-confines-sur-l2019immediat
2 "Barbara Cassin, le pouvoir des mots"
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/la-parole-au-philosophe-avec-barbara-cassin-philosophe-philologue-et-academicienne
1 "Pourquoi lire les philosophes arabes?"
https://www.if-algerie.com/alger/agenda-culturel/pourquoi-lire-les-philosophes-arabes